Gertrud Kolmar (1894-1943)
La nomade
Tous les trains envoient leur vapeur dans mes mains
Tous les grands ports balancent leurs navires vers moi,
Toutes les routes s’élançant dans le terrain
Prennent congé d’ici car à l’autre bout
Pour les saluer joyeusement, je me tiens en souriant.
Si j’étais capable de saisir un bout de la toile du monde
Je trouverais les trois autres, les nouerais en baluchon,
Les accrocherais à mon bâton et le mettrais sur l’épaule,
A l’intérieur la boule terrestre avec des joues rouges
Avec des pépins bruns et le parfum de pommes Calville.
Au loin de lourdes grilles de bronze épèlent avec un bruit de crécelle mon nom,
Une maison bossue, sur le qui-vive, espionne mes pas,
Des images perdues retournent dans leurs cadres ;
La nostalgie de l’aveugle et les désirs des paralysés
Mon gobelet de voyage les puise, assoiffée je les bois.
Je laboure des lacs profonds luttant de mes bras nus,
J’attire le ciel dans mes yeux brillants.
Un beau jour, temps sera venu de m’arrêter devant le panneau indicateur
De faire le compte des faibles provisions, de rentrer en hésitant
Pour devenir rien d’autre que le sable
Dans les chaussures de ceux qui vont venir.